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Déconstruire le mythe du troc pour mieux comprendre le Bitcoin et les innovations monétaires

Comment comprendre l'‘évolution de la monnaie jusqu'‘aux cryptos ? Déconstruisons les mythes sur le troc avant de considérer les innovations possibles

La monnaie est un élément essentiel de nos sociétés : un petit changement dans ses mécanismes sous-jacents peut avoir des répercussions qui dépassent très largement le champ de l’économie. Une meilleure compréhension des mécanismes monétaires permet ainsi de mieux cerner de nombreux sujets connexes allant de l’économie politique aux cryptomonnaies.

La monnaie un sujet complexe, plus encore dans notre monde moderne quand on considère tous les mécanismes alambiqués qui sont venus se greffer dessus à tous les niveaux : création monétaire, banques centrales, l’inflation… Dans cet article, on va revenir sur les bases car elles sont nécessaires pour comprendre tout le reste : qu’est-ce qu’une monnaie ? Pourquoi en est-on venu à utiliser des monnaies ? Et quelles formes peuvent prendre ces monnaies ?

C’est parti pour une aventure avec des histoires anciennes mais encore dominantes à déconstruire et de nouvelles nécessaires pour expliquer des mécanismes très complexes.

La fable des origines de la monnaie

Lorsqu’on entend parler de monnaie, on a souvent le droit à une petite fable sympathique et facile à comprendre, qui semblerait presque être « logique » ; elle ressemble à ça :

Au début, on avait du troc : mes poulets contre ton blé par exemple. Puis, comme ce système était inefficace, on avait besoin d’un mode d’échange plus standardisé : un bien qui servirait de réserve de valeur. Les métaux précieux étaient les candidats parfaits, les voilà devenue pièces – une forme de monnaie.

Seulement plus tard la monnaie a évolué pour devenir du papier – toujours un refuge de valeur, mais l’origine de la valeur a changé : là où la pièce d’or tire sa valeur de l’or qui la compose, le billet nécessite une institution qui l’émet et lui «donne » sa valeur en la garantissant d’une manière ou d’une autre.

Enfin à l’ère d’internet, la monnaie aurait évolué une fois de plus pour devenir « digitale », ce n’est désormais plus que des 0 et des 1 dans un serveur quelque part et ça transite par fibre optique.

Il faut prendre le temps de déconstruire cette charmante petite histoire qui nous semble pleine de bon sens point par point :

La monnaie n’est pas une réserve de valeur

La monnaie n’est pas une réserve de valeur, c’est un bien qui permet de revendiquer une valeur.[1]

Brûlons des billets ensemble pour mieux comprendre la monnaie

Étudions ensemble l’exemple qui m’a fait réaliser l’importance de la distinction entre les deux : imaginons que je brûle un billet de 20 francs – aurais-je détruit une quelconque valeur ?

Thanks to the Joker for helping with the experiment

Et bien non, ce que j’ai détruit c’est la possibilité de revendiquer cette valeur : je ne peux pas échanger les cendres de mon billet contre une baguette de pain.

Note : J’évite volontairement de mentionner l’Euro car je pense que ça complique inutilement la compréhension de mécanismes déjà complexes.

Make it rain!

Cette compréhension de la distinction entre la réserve de valeur et le bien qui permet de revendiquer une valeur nous permet également de mieux comprendre l’obsession pour la monnaie circulante. En effet, la monnaie n’est pas richesse en soit : tant qu’elle n’est pas exercée (dépensée pour d’autres biens), elle ne contribue pas à la richesse.

Reprenons l’exemple précédent en allant plus loin pour mieux comprendre :

Le PIB de la France n’aura pas bougé directement dû au fait que j’ai détruit 20 francs. Par contre si je commence à détruire des millions de francs, il va peut être y avoir des conséquences secondaires sur le PIB : il y aura moins d’argent qui circule, moins de gens qui l’utilisent pour revendiquer cette valeur quelque part (une baguette, des vêtements…) et donc **peut être un impact sur l’économie réelle.**

Ces conséquences secondaires n’auront lieu que si la destruction des francs m’a empêché de réclamer la valeur qu’ils représentaient. Ainsi si je suis un multimilliardaire (et donc incapable de remettre toute ma monnaie en circulation) je peux détruire des millions de francs sans provoquer aucun impact sur l’économie réelle : ces millions n’auraient de toute manière jamais circulé.

Interrompre la circulation d’une monnaie qui aurait circulé sans cette interruption revient ainsi à empêcher les autres de travailler pour apporter de la valeur ; valeur qui aurait été échangée contre la monnaie si elle circulait librement.

Fausse monnaie, vraie valeur ?

Pour finir la déconstruction du mythe de la monnaie comme refuge de valeur, considérons cette troisième et dernière situation : j’émets de la fausse monnaie qui est très bien faite – tout le monde la prend pour vraie. Mettons que j’en distribue à chaque français, sans que l’État ne se rende compte de la supercherie afin de préserver la simplicité de l’exemple.

Dans ce scénario, lorsque les heureux français se mettront à utiliser cette fausse monnaie bien vraisemblable, c’est à dire qu’ils réclameront la valeur à laquelle ces billets leur donnent le droit, ils feront augmenter le PIB de la France et donc sa richesse présumée.

Pourtant, tout n’est que supercherie et aucune valeur n’a été réellement créée, je n’ai fait qu’imprimer et distribuer des faux qui passent pour vrais.

Ainsi, la monnaie n’est que la clef qui ouvre le coffre fort. Lorsque que la monnaie elle-même, son support physique, avait encore de la valeur (or, argent…), le contenu du coffre était encore indexé sur le chiffre marqué sur la clef. Désormais, nous sommes dans des systèmes où les clefs passent de main en main sans jamais retourner ouvrir le coffre. **Notre confiance en la monnaie est telle que le chiffre marqué sur la clef suffit et fait autorité.**

Le mythe du troc et de son inefficacité

Revenons à la fable présentée au début de l’article. Le troc (type chèvre contre mais) était-il vraiment le moyen d’échange prévalent ?[2]

Il faut remettre les choses en contexte, on parle d’un monde où la monnaie n’existe pas encore, allons même plus loin : la notion de propriété n’est pas encore réellement définie non plus. Il y avait quand même des échanges bien sûr, mais ils prenaient une forme bien différente de ce que nous envisageons derrière l’idée de troc.

Les sociétés agricoles prémodernes étaient très largement auto-suffisantes, ainsi les échanges entre les membres d’une même communauté se faisait par des systèmes informels et fondés sur la relation : « l’économie » était donc fondé sur le don et la réciprocité.[3]

En termes concret, plutôt que le « ma chèvre contre ton blé », cela donne plutôt du : « Je vais t’aider à construire cette maison car je sais bien le faire. Plus tard, toi qui travaille bien le bois m’aideras à aménager cette autre demeure. Si tu ne le fais pas, tu remets en cause 1/ notre relation, 2/ ta place même au sein de la communauté. »

Note : Les systèmes décrits étant informels, le « si tu ne le fais pas… » n’avait pas besoin d’être rappelé, il était compris intuitivement.

Dans ces sociétés prémodernes, le troc était présent, mais il n’était pas le principal moyen d’échange : il servait pour pouvoir échanger entre gens qui ne partageaient pas une relation comme celle décrite plus haut – pour l’échange entre différentes communautés par exemple.

Le prisme de l’historien

Un autre facteur qui peut expliquer la place prise par la fable du passage au troc à la monnaie est tout simplement le prisme de l’historien. La démarche de l’historien se fonde sur les restes retrouvés pour tenter de reconstruire la réalité d’une période donnée. Des pièces, ça se conserve très bien. À l’inverse, des systèmes de dons-contre dons informels ne laissent que peu de traces.[4]

Helixism was born when Reddit started to play Pokemon, together (Twitch Plays Pokemon) — The Origin of Ancient Helixism L’Helixisme est une religion née lorsque Reddit s’est mis à jouer à Pokemon, tous ensemble ! (Twitch Plays Pokemon (Français)) – Les origines de l’ancien Helixisme (Anglais)

Les exemples choisis pour illustrer cette société de troc affaiblissent également la fable : on parle de chèvre contre blé par exemple. Mais dans le cadre d’une société pré moderne autosuffisante, est-ce bien réaliste ? Les échanges qui se faisaient par le troc concernaient plutôt des biens qui n’étaient pas indispensables à la survie de la communauté, puisque ceux-ci étaient déjà produits par la communauté elle-même.

Le rôle des banques minimisé

Dans le cadre de la fable décrite plus haut, les banques semblent être seulement des intermédiaires. Elles créent des mécanismes qui permettent de faire transiter de façon plus ou moins pratique la monnaie : avant c’était des livres de compte, maintenant c’est toujours des livres de compte mais avec une interface web plus ou moins pratique pour les manipuler.

Seulement c’est oublier un autre rôle crucial des banques dans nos mécanismes monétaires modernes : la création monétaire. Je ne vais pas rentrer dans les détails pour ne pas rendre cet article encore plus compliqué, alors je ne ferai qu’une rapide présentation de ce mécanisme. Cela s’appelle le système de réserves fractionnaires.[5]

fractional-reserve

En bref et très (trop) rapide cela donne ça – une banque centrale crée une base monétaire qui permet aux banques commerciales d’émettre elle-même de la monnaie au travers de prêts. Lors que Bob vient emprunter 10 000€ à la BNP, la BNP ne tape pas dans ses réserves pour créditer son compte. Elle se contente de changer le chiffre associé au compte de Bob pour inclure les 10 000€ prêtés. La confiance dans le protocole bancaire est maintenue grâce à des systèmes de réserves requises correspondant à une partie de l’argent prêté[6]. Cela nous amène directement au point suivant.

Le mythe du digital : un livre de comptes sur un serveur reste un livre de comptes

Comme on a pu le voir précédemment, la création monétaire se fait désormais par des banques privées et la «monnaie » créée n’est qu’un chiffre dans un livre de comptes. Cela nous amène au dernier mythe de la monnaie, celui selon lequel la monnaie serait devenue des bits, des 0 et 1 quelque part sur un serveur.

Soon in your wallets: the Brice paper e-Dollar coin pegged on sand Bientot dans vos wallets

En réalité, la nature de la monnaie n’a pas changé, c’est toujours le bon vieux livre de comptes à la banque qui fait loi. Si ce livre de comptes fait loi, c’est parce qu’il s’inscrit dans un système politique, social et judiciaire qui lui donne son autorité. Qu’il soit modifié par des moyens analogues ou digitaux ne change pas grand-chose.

Avec la carte bleue, les distributeurs automatiques, les banques en ligne et toutes les autres « innovations », on peut avoir l’impression qu’il y a eu un changement dans le système monétaire. En vérité, c’est toujours essentiellement le même système, avec une monnaie qui répond aux mêmes lois. L’innovation et le changement se sont fait au niveaux des interfaces pour manipuler et dépenser la monnaie.

Le Franc Or

Il y a eu quelques changements, notamment au niveau des mécanismes de création monétaire qui se sont complexifiés mais pour le reste notre monnaie actuelle suit le même genre de fonctionnement que le Franc-or.[7] La monnaie n’a pas encore connu de disruption, elle a simplement vu défiler les ravalements de façade.

Un aperçu des véritables innovations monétaires

Il fallait reposer les bases pour en arriver enfin jusqu’ici : ça ressemble à quoi une véritable innovation monétaire ? Cela peut prendre des formes bien différentes en fonctions des mécanismes qui sont modifiés. Voici quelques pistes :

Changer les mécanismes de gouvernance des livres de compte

Rappelons le, actuellement la confiance accordée à nos livres de comptes est due à :

  • La réputation des institutions qui gèrent le système monétaire, aussi bien les banques centrales que les banques privées et les autres institutions (régulation, contrôle…)
  • Le cadre légal, politique et sociétal qui régule l’activité des banques.
  • Une ignorance de la population générale des mécanismes qui gouvernent la monnaie.

Cela peut nous sembler un peu léger mais rassurons-nous : nous ne sommes pas les seuls à le penser. Le mouvement des cypherpunks, actifs dès le début des années 80 avait déjà le même sentiment.[8]

C’est également ce qui nous a amené au Bitcoin : le système proposé par Satoshi, la blockchain, répond à ce problème – elle enlève du système la nécessité de faire confiance à des institutions. En bref l’idée est la suivante : plutôt que de faire confiance à quelques banques pour maintenir les livres des comptes, pourquoi ne pas s’appuyer directement sur nos pairs pour maintenir un livre des comptes publics (=la blockchain) ? Cela implique également des systèmes de chiffrement ainsi que des mécanismes pour atteindre un consensus (afin de maintenir une unique version du livre de comptes), mais ce sera l’objet d’un prochain article.

Modifier les propriétés mêmes de la monnaie

On peut envisager une monnaie à durée de vie limitée par exemple, pour stimuler sa circulation. Ce n’est pas une idée nouvelle, cela s’appelle la « monnaie fondante » et Silvio Gesell la théorisait déjà en 1916.[9]

Cela contredit notre compréhension intuitive de la monnaie (« comment peut être elle un refuge de valeur si la valeur fond ? »), mais on a déjà établi que cette compréhension intuitive était très éloignée de la réalité. Ce type de monnaie présente notamment un intérêt indéniable en période de récession.

Modifier la valeur que la monnaie permet de revendiquer

Sans toucher aux propriétés de la monnaie, il est possible de changer ce qu’elle permet d’acquérir. Les monnaies locales en sont un bon exemple. Avec des mécanismes bien conçus, ce genre de système permet de redynamiser l’économie locale et les commerces indépendants. Les monnaies locales sont nombreuses, l’un des exemples les plus connus est probablement le Brixton Pound (B£) et l’équipe qui le porte fait un travail remarquable pour expliquer sa démarche.[10]

Conclusion

J’espère que cet article vous aura apporté une compréhension plus précise des mécanismes monétaires mais surtout une envie de les creuser ! L’innovation monétaire n’a pas encore vraiment eu lieu. La bonne nouvelle, c’est qu’avec l’arrivée des cryptomonnaies, il est désormais bien plus aisé de créer de nouvelles monnaies – pratiquement n’importe qui peut le faire, et c’est une très bonne nouvelle ! Cela veut dire que tous les mécanismes alternatifs que nous avons décrits ainsi que bien d’autres encore vont pouvoir être mis en place et testés à grande échelle. Ils le sont déjà : on compte déjà plus de 1500 monnaies différentes qui s’échangent en ligne, et facilement une autre dizaine de milliers plus locales ou confidentielles, développées à des fins privées ou simplement pour expérimenter. Convaincus, vous voulez battre votre propre monnaie ? Voici un petit guide pour s’initier sans avoir besoin de savoir coder.

Au delà de l’apport de la blockchain, on touche peut être là du doigt la plus grande contribution de Satoshi. En créant le Bitcoin, il a ouvert la voie et a prouvé que créer une nouvelle monnaie n’était pas seulement l’affaire des banques ou des états : c’est l’affaire des gens normaux – vous, moi, nous, et même votre grand-mère qui n’a toujours pas abandonné son matra. Comme tout changement, cela peut faire peur, mais en y réfléchissant un peu cela prend tout son sens : qui mieux que les futurs utilisateurs eux-mêmes pourraient concevoir la monnaie la plus adaptée à leurs besoin ?

Astuce

Cet article a éveillé votre curiosité ? Vous êtes tombés au bon endroit — nous avons un ecosystème dynamique en français pour vous aider à suivre et comprendre la finance décentralisée. Du plus accessible au plus spécialisé :

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  2. ☕ La version française du Daily Gwei pour des articles et résumés très accessibles.
  3. 🗞 La newsletter BanklessFR pour comprendre les concepts fondamentaux.
  4. 🎥 La chaine Youtube DeFi France pour approfondir avec des lives pointus.
  5. & Bien sûr ce blog qui creuse des sujets spécifiques liés à la pratique de la DeFi.

Sources : pour approfondir

Un remerciement tout particulier à Brett Scott qui m’a grandement aidé à mieux comprendre les mécanismes monétaires avec ses nombreux articles. Si vous lisez l’anglais, son blog vaut vraiment le détour.


  1. Money is not a store of value. It is a claim upon value — Brett Scott for The Hectic’s Guide to Global Finance, on March the 10th 2016

  2. Was money created to overcome barte r? — Reynold F. Nesiba for New Economic Perspective, on September the 23rd 2013

  3. The ties that bind: Culture and agriculture, property and propriety in the Newfoundland village fishery— Gerald M.Slider for Social History on May the 30th 2008

  4. The Future of Money Depends on Busting Fairy Tales About Its Past — Brett Scott for Medium — How We Get to Next?, on March the 30th 2016

  5. Fractional-reserve Banking, Wikipedia

  6. Can banks individually create money out of nothing? — The theories and the empirical evidence — Richard A. Werner for the International Review of Financial Analysis, in December 2014

  7. Gold Franc, Wikipedia.

  8. Cypherpunk, Wikipedia

  9. Demurrage (Currency) — Wikipedia

  10. What is the Brixton Pound? — Official website of the Britxton Pound

updatedupdated2021-04-302021-04-30
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